Hadeth, comme tout son entourage, est catholique, de rite maronite, soumis, sans discontinuité, depuis le IVe on le Ve siècle, à la hiérarchie spirituelle de L'Eglise romaine.
Continuateurs de la foi de saint Maron, moine catholique du IV-Vème siècle et fondateur de convents au nord de la Syrie, les maronites ont été refoulés, par les persécutions, jusqu'aux montagnes et vallées inaccessibles du <<Liban Nord>>. Là, ils ont pris racine, essaimé. Ils étaient souvent traqués, mis au ban des grands empires du Moyen-Orient. lls ont fait figure de martyrs jusqu'au debut du XXe siécle!
Leurs maux avaient pour sources tantôt l'intolérance et le fanatisme d'un Islam mal coinpris, tantôt lent propre turbulence politique ou religieuse. Les tentatives de les humilier, sinon de les exterminer, ne manquent pas dans l'histoire. Ils ont toujours vécu très conscients de leur indépendance, de leur individuality. Aussi a-t-on trouvé normal des les appeler <<Nation>> on <<People>>2 à cause de la cohérence de leur communauté! Celle-ci, l'une des principales <<Iles sous la Croix>>,3 en opposition continue, mais combien périllcuse, à toutes les puissances qui ont, successivement, domino le Moyen-Orient, a affirmé sa personnalité et perpétué son existence. En dehors de l'Eglise Universelle, elle n'avait conscience de faire partie d'aucune autre entité plus large ou plus élevée.
Sa vie était marginate, isolée, mais osée. Tout comme on Etat organisé et souverain, elle avait ses dynasties de princes, sa hiérarchie et sa structure politico-religicuse.
Les rares éléments de chronique que nous possédons nous aident à nous imaginer la destinée de la région où est situé notre village...mais ne suffisent guère à en faire l'histoire tzint soit peu continue on même vraisemblable.
Nous avons choisi, cependant, de présenter un petit résumé du <<contenu>> de la conscience populaire avec les quelques textes sur lesquels s'appuie cette conscience.
A notre sens, ceci est on élément essential de la mentatité. Que les historiens veuillent nous en excuser. Il y a <<l'en soi et le pour soi>>, disent les existentialistes!
Au sommet de la communauté, il y avait le Patriarche. Evêques et prêtres, qu'il choisissait, prolongeaient son autorité à travers le corps social. Elu par l'ensemble du clergé et des notables, le Patriarche jouissait d'un prestige spirituel qui lui permettait d'être à la fois source d'autorité, arbitre des conflits et conseiller écouté dans les situations critiques.
C'était sous sa présidence que les muqaddams, gouverneurs régionaux, étaient choisis par l'assemblée de leurs pairs. Il les ordonnait sousdiacres4 pour leur permettre d'occuper une place d'honneur à l'Eglise. Ce détour donnait aux chefs temporels un caractère religieux et les faisait entrer dans la hiérarchie ecclésiastique soumise au Patriarche qui prenait, de ce fait, la figure toute pratique et toute vivante d'un chef direct, d'un général, si l'on veut.5
Autorité mixte, émanant d'une élection nationale et auréolée du dioit divin, il lui arrivait de faire déchoir les plus puissants des muqaddams, qui, de temps à autre, ou bien se montraient indignes de leurs charges et missions, ou bien tombaient dans l'hérésie et risquaient de scandaliser <<le petit troupeau de saint Maron>>,6 ou bien, enfin, suivaient une politique dangereuse pour la destinée de la <<Nation>>...
Pour corriger ces muqaddams, la sainte colère du Patriarche avait des effets foudroyants. En voici un exemple, emprunté non seulement à la tradition commune, la plus tenace de tout le Jobbé, mais encore au Patriarche Dwaihi, le plus consciencieux et le plus sérieux de tous nos chroniqueurs!
En 1609, à la suite des exactions exercées par une armée ottomane, envoyée contre les Maronites, et par le <<sous-diacre-gouverneur>> luimême, le Patriarche abandonne son siège et se dirige vers le sud où la justice de l'Emir Ma'n lui réserve un aimable et généreux accueil. Arrivé à Brissat, à 2 km de Hadeth, il frappe d'excommunication le muqaddam, cause de sa détresse.
>>Les gens de la région tombent à ses pieds pour qu'il ne traite pas les méchants selon leur méchanceté. Alors, il lève l'excommunication et la fait tomber sur un grand rocher plat qui se trouve au-dessus de Hadeth. Le rocher se fend immédiatement. On l'appelle, jusqu'à nos jours, le rocher excommunié.>>7
Ne me demandez pas si ce rocher existe, ni si l'on peut aller le voir. Ce serait tenter Dieu! Mieux vaut continuer, sans philosophie et sans critique, à présenter les quelques elements de ce que les Maronites du Jobbé croient être leur histoire...
Car, ces Maronites étaient indépendants dans leur <<Montagne inspirée>>8 et avaient des dynasties de princes de leur sang.
La première de ces dynasties est originaire de Hadeth. Le chroniqueur le dit: <<En 865, les muqaddams de Hadeth, à la tête de ceux de la montagne libanaise et de leurs armées>> ont battu dans la plaine de Koura, prés du village d'Amyoun, une armée byzantine envoyée contre les Maronites et ils ont tué les deux généraux qui la conduisaient, Muriq et Muriqyan. <<Il résulte de cela, ajoute l'annaliste, que les de muqaddams gouvernaient le Jobbé depuis un temps que Dieu seul connait.>>9
La seconde série de muqaddams est, d'apr&eagrave;s cette même source, originaire du district de Batrourt et de Jbeit. Elle gouverne jusqu'en 1400 et laisse le pouvoir à une dynastie de Bécharré, qui s'èteint vers l'année 1527.10 Suiveiit des muqaddams de 'Ain Halia, dont le dernier est assassiné en 1573.11
Une vague de terreur déferle sur le pays après cette date. Une rivalité meutrière oppose les uns aux autres les grands princes d'alentour: Fakhr Eddin-II Ma'n, au sud, 'Assaff, au centre, Youssuff Sayfit, au nord. Chacun ambitionne d'unifier le Liban sous son étendard! Plusieurs fois, en un quart de siècle, le pays des Maronites change de maître. A chaque fois, ses muqadedams sont assassinés.
En 1654, les Maronites, se voyant persécutés à outrance par le Wali musulman de Tripoli,12 demandent des sous-gouverneurs à la puissante famille chiite des Hamadé, seigneurs du Mneitré.13 Ils visent par lè àfournir au Wali des interlocuteurs parmi ses propres coreligionnaires. Le Wali est d'accord.
Mais ces chiens de garde sont des loups!
Un contrat est signé. Les sous-gouverneurs s'engagent agrave; respecter <<la religion, le sang et l'lionneur>> de leurs sujets.14 Quelques années de paix et de justice. Puis les Hamadé, ivres de puissance et de richesses, se mettent à commettre les pires ignominies. Biens, personnes, rien n'est respecté!
Malgré les interventions de Louis XIV auprès de la Sublime Porte, deux patriarches maronites, dont Dwaihi, notre annaliste, doivent abandonner leur siège, en 1700 et 1745, pour se réfugier au Chouf. Pendant plus de 60 ans, c'est la grande détresse du Jobbé. De nouvelles catégories d'impôts et de taxes sont créées: sur le tabac, l'estivage, l'hivernage, les vaches, les légumes, le semage, les voyages, le café. Avanies et corvées sont ajoutées au traditionnel impôt foncier, lui-même majorésous de multiples prétextes.15
Jouant aux sourverains absolus, d7eacute;daigneux des coutumes, des m�urs et des anciens privilèges de la région, les Hamadé s'approprient, en les déclarant bakliks, manu militari, une douzaine de villages, dont Hadeth.
Or, l'institution du baklik, habituelle dans les provinces de l'Empire Ottoman, était inconnue au Jobbé. les produits d'un baklik, exempts d'impôts et versés directement dans la caisse du souverain, c'était le moyen du Sultan ou de ses représentatns de se constituer des ressources pécuniaires en dehors de ce qu'ils pouvaient tirer du trésor public.
La part d'impôts que devait payer un baklik,s'il était laisséàsa destinée normale, était ajoutée à la cote des autres unités territoriales afin de fournir toujours la même somme --- fixe en principe --- que tel ou tel district avait à verser au trésor de l'Empire!
Les dernières années du mandat des hamadé sont particulièrement noires. une coalition régionale de notables est formée. des chefs de brigades sont nommés pour constituer et organiser une armée. Le pacha de Tripoli, qui a droit d'investiture au Jobbé, est profondément mécontent de ces hamadé qui l'associent aml à leur brigandage. Il promet de soutenir les chrétiens.
Les Chéhab, princes du Liban central et du sud, qui guettaient, de longue date, l'occasion de refaire l'unité du pays, ainsi qu;au tempse de Fakhr-Eddin-II ma'n,16 s'empressent de répondre à l'appel et d'ajouter leurs forces, bien organisées, à celles des notables et paysands du Jobbé. Les hamadé sont pourchassés jusque dans les hauteurs du Hermel, à l'extrême nord-est du Liban, où leurs descendants continuent à mener une existence ingrate et marginale.
Le Liban est réunifié, le Jobbépasse sous l'autorité des Chéhab. Les villages, y compris hadeth, constitués en bakliks par les hamadé sont désaffectés et remis à leurs anciens propriétaires. Après lesquelques années de l'occupation égyptienne,17 aussi néfastes aux musulmans qu'aux chrétiens, le Jobbé reste à l'écart des troubles qui out ensanglanté, de 1845 à 1860, le centre, le sud et le sud-est du Liban.
Quelques années de révolte, sous la conduite de Youssuf Bey Karam, contre l'établissement au Liban d'un mutassarrif (gouverneur) étranger, et nos villages reviennent à leur vie dans le cadre de la destinée nationals.
Hadeth avait sa part, en bien et en mal, de ce sort common à la région. On a vu que certains de ses enfants avaient été les premiers gouverneurs régionaux du Jobbé.
Nous nous gardens bien de contester cet honneur. Bien au contraire, nous en rappelons d'autres...
1283: Les armées islamiques des Mamluks ont pris le Jobbé, village par village, incendié les maisons, brûlé les habitants. Le 22 août de cette même année, ces armées se trouvaient devant Hadeth dont les habitants s'étaient réfugiés dans une grotte profonde et inaccessible des flancs de la Kadicha. Les musulmans, ne pouvant les atteindre, construisirent une tour face à la grotte et y installèrent une garde. Le village fut ruiné, consumé par les flammes. Les assiégés moururent de faim et de soif.18
1635: Le Pacha de Tripoli investit du gouvernorat du Jobbé <<le Cheik Abou Karam Ya'qoub fils du Supérieur Elias de Hadeth>>.19
1640: Le 16 avril, le Pacha de Tripoli lance une campagne militaire contre ce même <<Abou Karam de Hadeth, gouverneur du Jobbé>>. Convents, biens et villages sont saccagés. Pour sauver ses parents, son village, ses sujets, Abou Karam, qui avait disparu et qui pouvait rester caché, a le courage et le dévouement de se présenter librement au Pacha. Il est incarcéré. On le fait monter sur un chameau, visage tourné vers l'arriére de sa monture ... on le promène ainsi dans la ville. Ses bourreaux, dont il refuse d'adopter la foi, le font mourir sur la roue, sans, pour autant, apaiser leur colère. Ils continuent à dévaster le Jobbé. L'on devine facilement le sort de Hadeth dans de telles circonstances.
La tradition locale affirme, d'autre part, que, sept fois, le village a été détruit et ses habitants massitcrés. Une partie des rares survivants restait définitivement dispersée à tous les vents de la fortune, une partie revenait sur place, reconstituait la population. Le village renaissait de ses cendres et son histoire continuait.
Sa religion, cause de ses malheurs, est, sans doute, sa principale raison de vivre. Sans la rivalité religieuse qu'il y avait au Moyen Age, les habitants ne se seraient guère aventurés dans cette montagne et n'auraient pas cultivé cette terre où la roche est à fleur du sol!
D'ailleurs la lutte ne pouvait être continuelle. La montagne devait avoir des années de calme et connaître une encourageante prospérité. Dwaihi nous fait constater comment nos compatriotes respiraient à pleins poumons et à quoi allaient leurs pensées en de telles conjonctures:
<<1112, nos gens de la Montagne du Liban se sont mis à utiliser les cloches au lieu des morceaux de bois pour faire annoncer leurs messes et prières. Ceux que le Bon Dieu avait comblés de bienfaits construisaient des églises, des monastères et des écoles.
<<Les trois filles du curé Bassil, de Bécharré (par exemple), ont, après avoir fait voeu de chasteté, dépensé leur fortune à construire et à meubler des églises: une à Bchinnine, au Zawyat, une à Bqerqacha et une à Hadeth, celle de Saint-Daniel, au Jobbé.>>20
L'on sait, par ailleurs, qu'en II 12 les forces de la premi@re Croisade mettaient le siege devant la vill-- de Tyr et tentaient d'achever l'occupation du littoral libanais. Nos campagnards, sfirs que l'Islam n'av-,Iit nul nioyen de les atteindre, vaquaient A la culture de leurs champs et au service de Dieu.
1470, 46 années avant la chute définitive de l'Empire des Mamluks et la mainmise des Ottomans sur le Moyen-Orient, l'annaliste nous dit, le c�ur joyeux: <<Sous l'autorité des muqaddams et leur juste administration, les habitants de la Montagne du Liban ont joui du calme, construit des écoles et des églises. On a pu compter vingt prêtres à Hadchite, autant d'autels à Bécharré que de jours dans l'année, soixante-dix mulets au quartier supérieur d'Ehden...et six cents paires de b�ufs à Hadeth.>>21
Hadchite, Bécharré et Ehden, actuellement, ne sont pas beaucoup plus grands que Hadeth. Ces statistiques <<si drôles>> sont les premières, que nous sachions, de notre histoire! Curieux et symbolique recensement, elles sont, malgré tout, autant d'éléments utiles à évaluer l'importance du village.
1Sans prétention scientifique, ce chapitre traite de ce que les Maronites du Jobbé --- dont ceux de hadeth --- croient être leur histoire. La recherche critique n'y est pour rien. Seul le fait social est retenu.
2Aouad, p. 3, et plusieurs autres endroits. C'est d'ailleurs une tradition de tous nos historiens de langue arabe...
3Les Chrétiens d'Orinet, p. 12.
4Muqaddam=avancé, qui vient en tête, chef, était le nom local des gouverneurs et administrateurs du Jobbé; sous-diacre = Chidiac, un échelon de la hiérarchie ecclésiastique qui prépare la prêtrise.
5Aouad, p. 18.
6Expression qui revient souvent dans les prières maronites.
7Dwaihi, p. 301
8Titre d'un ouvrage du poète libanais Charles Korm.
9Aintourini, qui cite Dwaihi et en tire la conclusion, p. 116.
10Id., p. 117.
11Id., p. 118.
12La Sublime Porte affermait les provinces de l'empire à des adjudicataires qu'on appelait Wali, Gourverneur. La région du Jobbé devait payer tribu à celui de Tripoli. C'était lui &eqcute;galement qui donnait l'investiture aux administrateurs régionaux, choisis par la population du Liban.
13Région de la Montagne libanaise, au sud du Jobbé.
14Aintourini, p. 122.
15Aouad, p. 96-97.
161590-1633.
171831-1840.
18Dwaihi, p. 145-146.
19Id., p. 332.
20Dwaihi, p. 22.
21Id., p. 214.